Voilà des
questions qui, ces dernières années, viennent souvent
au premier plan des préoccupations des enseignants,
comme de ceux qui ont en charge leur formation. Un tel
souci est assez nouveau ( et encourageant ) puisqu'on
tendait, dans la période précédente, à privilégier
les seuls aspects sociologiques et psychologiques qui
pèsent si fort sur les apprentissages scolaires, les
surdéterminent, en expliquent les lenteurs et retours
régressifs.
De telles
perspectives étaient pourtant légitimes et elles ont
produit des savoirs utiles. Leur poursuite est
évidemment nécessaire. Pourtant, leur hégémonie a
contribué à démobiliser les enseignants, tant elles
ont paru rendre vaine leur action propre. Certains -
dont Claude DUNETON peut paraître emblématique - ont
même préféré renoncer à enseigner.
Aujourd'hui,
le nouvel accent sur les conditions proprement
didactiques de I'apprentissage, sans rien remettre en
cause des acquis antérieurs, réoriente ces
perspectives. D'autant que des données
épistémologiques et psychologiques, pas toujours très
récentes mais jusqu'à présent mal diffusées, sont
devenues disponibles. Quelques aspects en seront
évoqués ci-dessous. Leur meilleure prise en compte
contribueraient à faire des enseignants d'aujourd'hui
de meilleurs professionnels de l'apprentissage.
L'état
initial du savoir de l'apprenant. Un premier acquis
porte sur ce que, selon les auteurs, on nomme les
représentations ou les conceptions des apprenants. Au
plan mondial, une masse impressionnante de résultats de
recherches montre que ceux-ci se construisent, à
distance du « savoir officiel », une certaine
idée des notions qu'on s'efforce de leur enseigner.
Pour une
part, ces représentations préexistent à la situation
didactique, puisque les élèves n'attendent pas, pour
se construire leurs propres systèmes explicatifs, que
se présentent dans un programme disciplinaire les
concepts de reproduction, de force, de monarchie absolue
ou de circuit électrique...
Ces
élaborations peuvent remonter à l'enfance, et
permettent à chacun de se faire une idée précoce sur
la façon dont se développent les bébés, dont se
comporte une balle lancée en l'air, dont se comportent
rois et présidents, dont s'allument les ampoules ( pour
conserver les mêmes exemples ).
De nombreuses
publications didactiques permettent aujourd'hui
d'identifier, domaine notionnel par domaine notionnel,
les conceptions qui dominent à chaque niveau d'âge et
le « déjà là » conceptuel que l'enseignant a
des chances de trouver, bien en place, quand il commence
sa leçon. A condition bien sûr qu'il se donne les
moyens de les identifier et de procéder à un
diagnostic initial. L'absence de prise en compte
d'un tel « état des lieux » conceptuel, l'idée
si bien ancrée que l'élève n'est qu'une page blanche
à imprimer ou qu'un verre vide à remplir, peut
expliquer bien des déceptions pédagogiques. Quelque
chose - et quelque chose de structuré- préexiste bel et
bien à la situation didactique et empêche le savoir du
maître de se transmettre simplement aux élèves par un
mécanisme d'émission/réception.
APPRENDRE
N'EST PAS AJOUTER, MAIS TRANSFORMER
Apprendre, nous a appris Jean
PIAGET, mais aussi le
psychologue américain David AUSUBEL, ce n'est pas
ajouter des informations surnuméraires en mémoire,
mais transformer les structures cognitives telles
qu'elles sont. Encore faut-il que les élèves aient
l'occasion de les exprimer et de les travailler en
classe afin de les faire évoluer. On comprend mieux,
dans ces conditions, ce que voulait dire Gaston BACHELARD quand, voici plus de cinquante ans, il nous
avertissait que « l'esprit ne commence pas comme une
leçon, qu'on ne peut pas faire une culture nonchalante
en redoublant une classe, qu 'on ne peut faire
comprendre une démonstration en la répétant point par
point ». Le plus grave, c'est que ces
représentations des apprenants traversent souvent
telles quelles la scolarité, et se retrouvent
inchangées chez les étudiants (dans leur propre
discipline) et aussi chez les adultes. Même chez eux
qui ont suivi de bonnes études secondaires et
supérieures ! Les études sur la dynamique
élémentaire (VIENNOT), sur l'électrocinétique (JOHSUA)
ou sur la reproduction (GIORDAN) en témoignent
abondamment.
En réalité, il faudrait distinguer au plan
didactique trois notions d'apparence voisine, souvent
employées de façon synonymique dans la conversation
courante, mais bien distinguées par Jacques LEGROUX :
|
l'information, |
|
la
connaissance, |
|
le
savoir. |
L'information est de nature objective, c'est à dire
qu'elle est de l'ordre de l'objet. Elle reste
extérieure au sujet, même quand celui-ci en prend
connaissance, elle est stockable quantifiable sous des
formes diversifiées ( les rayons d'une bibliothèque ou
les fichiers d'une disquette ), elle dispose d'une « mise en forme
» ( étymologiquement,
information vient de in formare ) qui rend possible sa
circulation interpersonnelle.
Tout autrement se situe la connaissance, dont la
nature est fondamentalement subjective, c'est à dire du
côté de la relation qu'elle entretient avec le sujet.
Autant l'information se caractérise par sa position
d'extériorité par rapport aux catégories mentales de
la personne qui l'appréhende, autant la connaissance
apparaît consubstantielle à l'individu et à son histoire : elle est le résultat intériorisé de
l'expérience individuelle de chacun et elle reste
globalement intransmissible, dans la mesure où il
n'existe pas de langage possible pour en partager la
globalité.
Quant au savoir, il n'est à proprement parler ni
objectif comme l'information, ni subjectif comme la
connaissance: il relève d'un processus d'objectivation.
Cela signifie qu'il est toujours le fruit d'un processus
de construction intellectuelle et que, pour y parvenir,
l'individu doit élaborer un cadre théorique, un
modèle, une formalisation. Cela lui permet de
reformuler son questionnement, et contribue à une « lecture » nouvelle du
« réel »
empirique. Les véritables savoirs relèvent ainsi d'une « problématisation
» du réel ( c'est-à-dire à
sa mise en problème ), qui vient en rupture avec la
pensée commune, renouvelle le regard et construit de
nouveaux objets théoriques. Chacun requiert
l'élaboration d'un langage spécifique approprié,
qu'on nomme facilement « jargon », à défaut
d'en comprendre la nécessité.
LES REPRÉSENTATIONS SURVIVENT A
L'ENSEIGNEMENT !
A travers ces passages successifs entre
l'information, la connaissance et le savoir, on voit
plus nettement tout ce qui peut distinguer l'élève de
son professeur, ou le novice de l'expert. L'enseignant,
situé du côté de la maîtrise disciplinaire, dispose
de « savoirs », au sens où nous venons de les
définir.
Mais l'apprenant, étranger au cadre problématique
qui leur a donné corps ne risque de les percevoir comme
de simples « informations », lui restant
extérieures et mécaniquement apprises. D'autant qu'il
dispose de ses propres représentations, qui
fonctionnent comme des systèmes personnels
d'explication du réel, c'est-à-dire finalement sur le
mode de la « connaissance ». Comme celles-ci
occupent une même « niche écologique » que les
savoirs à acquérir, elles résistent... et survivent
à l'importante pression d'enseignement !
Des concepts pour hiérarchiser les
savoirs. Cela
conduit naturellement à évoquer d'autres acquis
relatifs au processus d'apprentissage, acquis également
peu divulgués malgré leur importance didactique. La
possibilité pour les élèves de comprendre,
d'apprendre et de mémoriser tout ce qui leur est
enseigné passe d'abord par un travail, de type
épistémologique, sur les concepts qui leur sont
enseignés.
L'examen des manuels de toutes disciplines et de tous
niveaux montre que, derrière une très forte densité
d'informations, s'évanouit le petit nombre des
concepts-clés dont seul importe la maîtrise.
L'accumulation du vocabulaire fonctionne alors comme un
véritable écran de fumée pour les élèves. Alain LIEURY vient d'étudier
l'ensemble des manuels de
sixième et il aboutit au total impressionnant de 6
000 mots techniques ou nouveaux que les élèves sont
censés apprendre au cours de cette seule année.
Autant, dit-il, que d'étoiles dans le ciel visibles à l'œil nu.
S'appuyant sur des recherches antérieures,
il met sur tout en évidence que ce ne sont pas les « disciplines de raisonnement
» ( telles les mathématiques ) qui ont le plus de relations avec la
réussite scolaire des élèves, mais celles qui à
l'instar de la biologie, accumulent le vocabulaire
techniciste. Comme si pour beaucoup d'élèves, la
charge de mémorisation plus que la maîtrise des
opération logiques, constituait le facteur limitant
essentiel empêchant la réussite scolaire.
ACCÉDER AUX RELATIONS ABSTRAITES
La solution ne consiste pas à simplifier les
manuels, ce qui reviendrait à les appauvrir. Il n'est
d'ailleurs pas certain que les élèves apprécieraient
d'être ainsi sous-estimés. La question est d'abord de
les aida à structurer l'information didactique, à
extraire du « savoir en miettes » des cours et
des manuels, le nombre limité des concepts de rang
supérieur.
Britt Mari BARTH, dans un ouvrage devenu classique,
propose par exemple, à la suite du psychologue
américain BRUNER, une démarche qui conduit les
élèves à distinguer, à propos d'un concept, sa
dénomination, ses attributs spécifiques et les
exemples qui en relèvent. Cela pour s'affranchir de
la diversité des exemples ( considérés pour eux-mêmes ) et pour accéder aux relations abstraites
sous-jacentes? Il est clair par exemple qu'en l'absence
d'un travail didactique de cette nature, le professeur
d'histoire pense traita de la monarchie absolue quand
les élèves ne retiennent ( au mieux ) que quelques
faits, dates et batailles du règne de Louis XIV. Du
coup, ils expliquent en suite sans ciller que l'Espagne
d'aujourd'hui ne peut pas être démocratique...
puisqu'elle a un roi !
On comprend ainsi à quel point les concepts sont les
grands absents des disciplines scolaires, et pourquoi,
du coup, les représentations ont la vie si dure.
La mémoire... quelle mémoire ?
La réflexion épistémologique autour des concepts
clés de chaque discipline renvoie finalement à des
caractéristiques cognitives de la mémoire à long
terme, dans laquelle on distingue classiquement
aujourd'hui ( entre autres ) une mémoire lexicale ( rétention du
vocabulaire ), une mémoire sémantique
(réseau hiérarchisé des concepts) et une mémoire
épisodique ( liée aux événements singuliers ).
Pourtant, il ne faut pas considérer seulement la
mémoire à long terme, tant les caractéristiques de la
mémoire de travail sont déterminantes quant aux
possibilités didactiques.
On admet depuis Georges A.
MILLER et son célèbre « magic number 7 » (1956) que le nombre d'unités
informationnelles pouvant être simultanément gérées
et traitées en mémoire de travail, à l'occasion d'une
activité de résolution de problème ( mathématique ou non ), est excessivement limité.
Mais cette limitation à sept unités n'est pas de
nature physique. Elle est sémantique, c'est à dire
liée au sens: tout dépend de ce que chaque individu « compte pour un
».
Il est clair, de ce point de vue, que l'expert
enseignant et le novice apprenant ne découpent pas la
réalité avec les mêmes unités d'analyse. Il en
résulte deux conséquences didactiques. La première
met de nouveau en évidence la nécessité d'un travail
sur les concepts, par structuration a hiérarchisation
des unités surnuméraires à force d'attention et de
concentration, qu'à structurer des unités sémantiques
plus larges. MILLER parlait de « chunking » pour
caractériser cet effort d'assemblage des unités
élémentaires.
La seconde conséquence concerne l'examen des situations
didactiques quotidienne et le calcul de leur charge
mentale pour les élèves. Ceux-ci se trouvent
régulièrement placés en situation de surcharge
cognitive, ce qui les conduit à des oublis, à des
erreurs systématiques, à la perte de la totalité du
sens de l'activité scolaire en cours. C'est pourquoi
l'exhortation à l'attention se révèle généralement
aussi inutile qu'inefficace.
Ainsi s'explique l' « oubli
» fréquent de la
question qui était posée dans l'énonce du problème:
c'est que le fait même de calculer ( tel que les
élèves sont en mesure de le pratiquer ) mobilise
l'ensemble des facultés de mémoire et de
compréhension. Ainsi s'interprètent aussi les
performances orthographiques moindres dans une
rédaction que dans une dictée, la première étant une
tâche à temps partagé entre diverses compétences
parallèles, dont l'orthographe n'est qu'une.
PARTAGER LE SAVOIR DIDACTIQUE
Il faudrait citer d'autres acquis, par exemple autour
de la diversité des moyens mis en œuvre par chaque
individu pour apprendre: la distinction entre auditifs
et visuels semble seule assez connue, sans étayage
scientifique très solide, alors que les différents
styles cognitifs des apprenants laissent apparaître un
grand nombre d'autres variables, bien repérables.
De tels acquis ne dictent pas de solutions fermées
aux enseignants, dont le métier consiste
irréductiblement à prendre dans l'urgence de
nombreuses petites décisions. Et aussi à articuler les
décisions proprement didactiques avec d'autres qui
engagent le vécu social quotidien de la classe, voire
des valeurs et des conceptions de l'homme.
C'est pourquoi on peut parier qu'il n'y aura jamais
de « pédagogie ( enfin ! ) scientifique » dont
les professeurs seraient les servants, sinon les
esclaves. Il ne serait déjà pas si négligeable que de
telles données relatives aux apprentissages scolaires
puissent aider les enseignants à établir le diagnostic (
constamment à actualiser ) de leur classe, et leur
fournir un répertoire de possibles pour leurs
interventions.
Pas plus que dans l'activité scientifique, il
n'existe en éducation de théories définitivement
assurées, mais certaines habitudes et traditions sont
aujourd'hui mises en question. Il est urgent que
certains savoirs didactiques modernes soient aujourd'hui
mieux partagés. |